Je suis Alex Lauzon

14/08/2016
à 17h56

14 août 2016, personnage #6835

Qu’Ilissa soit aujourd’hui hygiéniste dentaire tout en poursuivant ses études à temps partiel en orthodontie est un certain miracle. Son père, homme mesquin et hautement paranoïaque, l’a longtemps convaincu qu’elle était bonne à rien. Sa mère ne lui fut pas d’une grande aide, à part lui avoir donné un joli prénom peu fréquent, elle s’est contentée de pratiquer un genre de présentéisme dans sa vie. Ilissa quitta l’école très tôt pendant son secondaire et travailla clandestinement à l’épicerie de sa tante pendant quelques années. À 16 ans, la vie l’ayant physiquement et mentalement déjà vieilli de quelques années, elle commença à travailler comme serveuse au bar du village.

Avec le recul, elle dit souvent que, bizarrement, ce fut ses années les plus heureuses. Ses années les plus simples. Malgré Stéphane qui la vendait aux clients du bar. Malgré les attouchements constants de Luce, la vieille barmaid lesbienne à l’haleine dégueulasse de cigare. Luce disait tout le temps qu’entre femmes, c’était ok et qu’au moins, elle, savait où et comment toucher pour que ça soit excitant. Malgré les orgies organisées, ou plutôt disons-le, les gangbangs forcés, une fois par mois dans le sous-sol du maire du village. Illassa y «jouzait» en gagnant sa chandelle selon elle. Elle avait tous les vêtements et bijoux voulus, de l’argent à profusion. Et surtout, de l’attention. Personne ne manquait de lui dire comment elle était belle. Et personne ne manquait de lui dire que, malgré la mini-jupe et le chandail dévoilant son nombril, elle était bien trop habillée et qu’il serait préférable de retirer tout ça. N’ayant jamais été aimé, n’ayant jamais reçu de preuve ou de geste d’amour, Ilissa crût pendant plus d’une décennie que tout ceci était normal ou au pire, un moindre mal. La résilience pure et dure, comme la drogue illimitée et toujours présente. Enfin, celle-ci lui permettait un équilibre jamais perçu auparavant: pas de malheur, pas de bonheur. Fallait juste s’assurer de ne pas trop porter attention à la réalité. Mais ça, pendant longtemps, Ilissa fût vraiment bonne là-dedans.

Puis un jour, elle comprit que non, ce n’était peut-être pas normal après tout. Stéphane ne la vendait presque plus, moins en demande, trop vieille, pas assez bandante maintenant qu’il lui disait. Il la battait régulièrement, façon comme une autre de lui faire comprendre qu’elle était devenu un fardeau plutôt agaçant. Ça manquait légèrement de tact évidemment mais pas de clarté. Ilissa finit par comprendre, un petit matin d’automne. Après d’interminables marches le long des routes et une pipe haut-le-cœur donnée à un homme qui semblait ne pas s’être lavé depuis 3 jours, mais qui accepta de la prendre en auto-stop, elle arriva à Montréal.

Ne sachant faire qu’une chose, elle alla présenter son «cv» au premier bar de danseuses croisé. Le gérant hésita en remontant ses pantalons. «Tu danses vraiment mal, ça parait que t’as juste jamais fait ça pantoute, mais ton p’tit cul serré risque de plaire icitte.» Ilissa dormit quelques jours sur un sofa dans le bar et ensuite se loua un 2 et demi de l’autre côté de la rue. Simplicité logistique. Ilissa prit alors une première bonne décision: ne plus consommer de drogues. La cure ne fut pas sans douleur mais elle y arriva du premier coup. Le hasard fit que le bar de danseuses soit plus civilisé que celui dans son village natal.

Ilissa décida aussi de tenter d’instaurer des routines dans sa vie. Quelque chose comme des ceintures de sauvetage pour l’empêcher de se noyer. Au printemps suivant son arrivée à Montréal, elle se mit à la course à pied. Un peu tout croche, beaucoup par instinct, elle finit par comprendre d’elle-même comment respirer. Comment prendre son temps et viser le long terme. En octobre, elle faisait des sorties de 5 km plusieurs fois à toutes les semaines et s’offrait régulièrement un 10 km. Attacher les lacets de ses souliers lui aurait aussi permis d’en attacher entre les neurones de son cerveau. Des objectifs se mirent en place. Il ne s’agit plus de survivre mais bien de vivre et goûter aussi souvent que possible à ce sentiment nouveau, et si puissant, qu’elle ressentait pendant des heures après chaque course.

N’ayant pas l’air climatisée, elle se rendait aussi régulièrement que possible à la bibliothèque du quartier pour y lire un peu de tout en se reposant de la chaleur. La lecture était pénible au début car les cours de français étaient loin mais Ilissa gardait toujours un dictionnaire près d’elle. Curieuse, elle s’y perdait parfois pendant des heures. Elle rit de bonheur aujourd’hui lorsqu’elle raconte comment elle a toujours dit «sontaient», «joussent», «répond» et «si j’aurais». On ne l’y prend plus depuis des années.

En déjeunant un doux matin de février au Miami sur Sherbrooke avant une petite sortie de jogging, Ilissa lut un article dans le Journal de Montréal à propos des danseuses qui font ce métier pour payer leurs études. Des clics majeurs. Boum. Elle venait de trouver sa prochaine bouée. Mais quoi faire? Infirmière? Naaaan. S’occuper des autres, y’a une limite tout de même. Ilissa peinait à s’occuper d’elle même. Ingénieure? Les maths lui faisait trop peur. Son amour du français, journaliste peut-être? Non, ça semblait instable comme milieu selon les nouvelles lues ici et là. Ilissa, qui en était rendu à presque méditer en courant — à tout le moins à ne plus vraiment sentir son corps mais juste en avoir une lointaine conscience — se dit, un peu juste pour la rigolade, que la course allait décider.

Elle couru sur Sherbrooke vers le centre-ville et décida de continuer jusqu’à épuisement. Une fois arrêtée, elle allait regarder autour d’elle et attendre un signe. Ilissa se rendit jusqu’à une clinique dentaire à l’extrémité ouest de Westmount et elle décida à ce moment d’étudier dans ce domaine. Elle envisagea d’abord devenir dentiste mais se calma les ardeurs en réalisant le temps avant de pouvoir y arriver.

Aujourd’hui, des années plus tard, elle raconte tout ça à Jules en disant «Oh well, ça sera pour une prochaine vie» en riant. «Baby steps ma chère cocotte, baby steps.» rit Jules.

Ilissa est la voisine de Jules, un gars plus ou moins célibataire qui accumule les rencontres Tinder. Elle monte souvent au 3e par l’escalier derrière leur logement pour aller lui parler. Jules est cuisinier. Ça sent toujours bon chez lui. Il lui donne souvent des petits lunchs. Il y a une tension sexuelle entre les deux mais Jules a toujours mis des distances bien claires entre eux. Ilissa ne sait pas pourquoi il garde ses distances mais elle ne pousse pas trop. Jules est un ami trop cher pour le perdre à cause d’une baise. Elle dit toujours que sa vie est un jeu de Jinga. Chaque étape, chaque épreuve lui retire une pièce et la rend plus chambardante, plus insécure pour l’avenir. Chaque homme (tous des trous de cul en fait) espéré lui a retiré plusieurs pièces au point qu’elle ne veut plus rencontrer de peur d’en mourir. Mourir d’amour, c’est non. Ilissa a longtemps pensé au suicide et elle a décidé qu’elle allait vivre sa retraite un jour. Alors le prochain sera le dernier ou il ne sera pas tout simplement. En attendant, il y a les études, le boulot, la course et Stranger Things sur Netflix pour la pousser à rester en vie.

Voilà. C’est là qu’on est rendu. À classer dans la catégorie Carnets-romans. Hep.